Partie 2 : une industrie à part entière

Les youtubeurs ont développé un écosystème d’entreprises sur-mesure pour leurs contenus de plus en plus produits, au point que le site est devenu le hub d’une industrie à part entière, qui embauche désormais des dizaines de petites mains derrière chaque vidéo.

Peu de temps après le succès de la série sur Prime Vidéo, Squeezie figure dans la liste prestigieuse “30 under 30” de la revue américaine Forbes. Une consécration de plus qui révèle encore la dimension supérieure qu’ont emprunté son activité et ses vidéos. Mais Rome ne s’est pas faite en un jour, et s’il faut rendre à César ce qui est à César, il faut aussi souligner l’armée qui le suit. Car toutes ces superproductions “n’existeraient pas sans toutes ces personnes qui travaillent l’ombre”, comme le rappelle récemment le vidéaste de 28 ans à la fin de son concept “Qui est le meurtrier ?”. Dans cet opus en deux épisodes qui cumulent 20 millions de vues, 9 des plus gros youtubeurs et streamers l’accompagnent dans cette version grandeur nature du jeu Murder. Un véritable château de la Renaissance, 56 caméras, des acteurs déguisés, un jeu de lumière cinématographique. 

 

Et en description de la vidéo digne d’un générique de film, des centaines de personnes remerciées, dont un grand nombre issues des métiers de la production et de la réalisation. Chefs opérateurs vidéo, chefs de plateau, ingénieurs son, maquilleurs, machinistes… Puis le nom “Unfold”. C’est cette société fondée en 2020 qui mobilise toutes ces compétences, employés, intérimaires, intermittents du spectacle. Elle est détenue entièrement par la holding au drôle de nom Balai Steak, dont le président et actionnaire à 100% n’est ni plus ni moins qu’un certain… Lucas Hauchard. Au fur et à mesure de son appétence pour les scénographies léchés qui nécessitent une logistique considérable, le youtubeur s’équipe en conséquence, et devient un créateur d’entreprises, puis le noyau d’une nébuleuse puissante, aujourd’hui omniprésente dans le paysage des “vidéos à concept”.

Une équipe qui ne bouge pas

En quatre ans, Unfold est devenu la machine créatrice de Squeezie. Derrière tous les gros formats, elle est devenue centrale dans sa stratégie de proposer des vidéos flirtant avec les grosses productions télévisées. Rien qu’en 2023, plus d’un tiers du contenu publié sur sa chaine Youtube principale est le fruit du travail de Unfold. Et tout en haut de la pyramide, une équipe qui ne bouge (presque) pas. Théodore Bonnet à la réalisation, Théo Meunier au montage et effets spéciaux, et depuis 2021, la direction est assurée par Clara Lesage,  passée par le Studio Bagel et Ninja & Associés, deux boîtes qui se sont révélées grâce à des créations rivalisant presque avec le cinéma français. 

 

Mais Unfold n’est pas le seul jouet de Squeezie pour son business. Le nom de Bump revient également avec insistance. Créée cinq mois avant Unfold, paradoxalement discrète sur internet, cette société gère tout l’aspect commercial de ses activités : les partenariats avec les marques, l’utilisation de son image et sa médiatisation. Cette fois-ci, c’est Laurent Rumayor qui tire les ficelles, et joue le rôle du père avec son protégé dans les affaires. Déjà associé chez Mixicom, une société qui gérait les intérêts de plusieurs créateurs de contenu jusqu’en 2016 et son rachat par Webedia, Laurent Rumayor pense la stratégie que le jeune créateur développe depuis le début des années 2020.

La boucle est bouclée

Mais les deux géants que sont devenus Bump et Unfold n’ont désormais plus seulement vocation à contribuer aux vidéos de Squeezie. Désormais, l’agence s’occupe des intérêts d’une cinquantaine d’autres créateurs issus de Youtube ou de Twitch, la plupart étant amis avec Lucas Hauchard. En quatre ans, Bump est devenue l’agence de référence : Mcfly et Carlito, Gotaga, Djilsi, Dr Nozman, mais aussi Hugo Décrypte. Même constat pour Unfold. En peu de temps, le crédit @Unfold s’est multiplié notamment sous les vidéos du duo Mcfly et Carlito. Toutes leurs vidéos de l’année en cours ont été produites par cette société. Mieux, la dernière en date, dans laquelle le duo organise un concert dans le métro parisien avec plusieurs musiciens dont la rockstar -M-, était initialement prévue pour une émission télévisée sur TMC. Unfold voit les choses en grand. La télévision ne lui fait pas peur, elle l’imite, lui emprunte ses codes.

L’empire Bump/Unfold

Et ces deux entreprises s’autoalimentent. Au début de l’année, le journaliste Hugo Travers de la chaîne Hugo Décrypte inaugure le format des interviews face cachée sur France 2. Dès les premières secondes, le générique s’affiche : “Une production Unfold”. À la place de l’invité face à Hugo Travers, le créateur de Unfold lui-même, Lucas Hauchard. La boucle est bouclée, et illustre toute la puissance qu’a su créer Squeezie en quelques années. À toutes les étapes de la conception de l’interview ou presque, son nom est présent : la production du contenu, la promotion sur les réseaux sociaux, la gestion des intérêts du créateur Hugo Travers. Dans les remerciements, les noms de Florent Hauchard, frère de Lucas, Laurent Rumayor, Clara Lesage, et Théodore Bonnet. Pour autant, cette vidéo est publiée sur la chaîne Hugo Décrypte, et sur la première chaîne du service public. Dans la vidéo, les deux amis ne cachent pas leur proximité, se tutoient et racontent leurs vacances passées ensemble. En revanche, la proximité professionnelle des deux créateurs n’est jamais mentionnée. Toujours la même discrétion. Si Squeezie repartage l’interview sur ses réseaux sociaux, il n’identifie ni Bump ni Unfold. La séparation est claire. Squeezie s’occupe le divertissement, Lucas Hauchard s’occupe de la production

Plus d’un million de spectateurs

En 2022 et en 2023, Lucas Hauchard organise le GP explorer, une course de Formule 4 qui met au défi une vingtaine de créateurs Youtube et Twitch, intimement liés à ce réseau. Sur le circuit Bugatti du Mans, l’événement attire 40 000 spectateurs en 2022 et 60 000 l’année suivante. Mais ce sont les chiffres du site de streaming Twitch qui font parler. Plus d’un million de spectateurs suivent l’événement en direct sur la plateforme d’Amazon en 2022. Un record écrasé par l’édition suivante. En coulisses, Bump est encore dans le coup. Elle détient 10% de l’entreprise organisatrice. Le reste est géré par Balai Steak. Plus récemment dans l’actualité, un événement similaire est organisé par le Youtubeur RebeuDeter : DTR, un tournoi de boxe entre créateurs non professionnels à l’Accor Arena. Même constat : 10% de DTR sont détenus par Bump. RebeuDeter, Billal Hakkar de son vrai nom, est lui-même représenté par Bump.

La création de Bump et d’Unfold est le virage qui pousse les youtubeurs à prendre les rênes de leur propre carrière. Ils ont donc été nombreux à suivre le pas et lancer leur structure : Maghella Prod pour Barbara “Maghla” Jondot, Arif Akin, connu sous le pseudonyme de Doigby, ses propres studios MVS France à Colombes dans les Hauts-de-Seine, et encore tant d’autres… “Quand tu veux donner vie à des formats ambitieux, premium, avec une valeur ajoutée, tu dois avoir une boîte de production. C’est nécessaire pour se réinventer, et continuer de séduire le public pour qu’il ne parte pas”, assure Francis Leduc, cofondateur d’une entreprise similaire, nommée Olibrius, avec Sébastien Frit, dit Seb La Frite, au 5,5 millions de followers. Ensemble, ils ont produit plusieurs documentaires en condition extrêmes à l’étranger (Seb en Papouasie, Seb au Groenland, Seb au Kirghizistan), publiés sur sa chaîne mais aussi diffusés au cinéma, sur TFX et myTF1. 

Collaborer plus facilement

Un véritable bonus pour le créateur originaire de Périgueux, qui prouve l’industrialisation de la pratique des vidéastes. “Youtube est un espace de liberté fou où des créateurs se sont professionnalisés au fur et à mesure, alors un modèle économique s’est greffé autour” considère son associé. Plans en 4k, images de drone, musiques épiques, toute une esthétique très travaillée pour ces longs-métrages. “On essaye de sublimer le tout, ce sont ces images qui captent l’œil, c’est ce qu’on veut de plus en plus travailler. Donc on bosse avec des directeurs artistiques sur ce genre de projets”, atteste le producteur depuis son bureau du 11e arrondissement, fier de s’accaparer ces moyens autrefois exclusifs au cinéma. Ces sociétés sont aussi et surtout montées pour assurer davantage d’indépendance. “Quoi qu’il arrive, Seb garde la main sur le contenu qui, du coup, lui ressemble, ajoute le président d’Olibrius. Si on décide de perdre de l’argent ça nous regarde nous, une autre boite de prod refusera d’en perdre.” Une liberté à tous les échelons, de la production à la diffusion dont la seule limite est le financement.

Cette recette s’est vite répandue. Dès 2018 déjà, Amixem, Maxime Chabroud lance la RedBox. Dans un grand entrepôt en périphérie d’Angers, il crée une structure pour accueillir d’autres créateurs et centraliser le matériel de production. Il y installe également des commerciaux et des agents pour gérer la carrière des créateurs. Un projet qu’il mène pendant cinq ans et qu’il décide de fermer l’année dernière. Même idée en Île-de-France où Pierre Croce lance la Maison Grise, avec Benjamin Verrecchia. Au-delà des moyens de production, ce lieu est aussi une manière de lancer de nouveaux créateurs, comme LucasStudio. Contrairement à Lucas Hauchard, qui distingue bien production et agence, ces deux projets centralisent tout : studio, moyen de production, commerciaux, montage. C’est aussi un moyen pour les créateurs de collaborer entre eux plus facilement. Les collaborations dans les vidéos entre eux s’enchaînent. A la manière de Bump et Unfold, leur entreprise de production alimentent aussi leurs contenus

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