La France a été épinglée en début d’année par le Conseil de l’Europe sur sa prévention de la corruption au sein de l’exécutif. La justice française est-elle à la hauteur ?
La justice a fait reculer nettement le problème en intervenant dans les affaires de financement politiques dans les années 90, je suis bien placé pour le savoir. Il y a encore des agissements individuels qui sont critiquables mais qui sont à la marge. Pour moi, la vraie corruption est lorsque des dictateurs touchent des dizaines ou des centaines de millions dans des paradis offshore. Vous savez, le délit de corruption est très difficile à qualifier, donc beaucoup d’affaires sont poursuivies pour trafic d’influence ou blanchiment. Sur les dossiers des “bien mal-acquis”*, la France est très en avance car elle poursuit des dirigeants en place. Mais on ne parlera pas de corruption. Lorsqu’on réussit à la prouver, en général, ce sont des petites affaires de 10 000 ou 20 000 euros.
" La justice n’allait pas chatouiller le pouvoir politique. Avant les années 90, il n’y avait pas une affaire financière qui avait abouti. Pourtant, il y en a eu des scandales. "
La question du sentiment d’impunité des politiques sur ces sujets revient tout de même régulièrement…
Il n’y a pas d’impunité, c’est faux. Quand la justice s’intéresse à eux, elle s’intéresse réellement à eux. Elle ne va pas les oublier, elle ne va pas uniquement s’occuper des petites mains. Il faut arrêter. On n’étouffe plus les affaires en France. Ça a été le cas et j’ai connu cette époque charnière. Je me suis heurté à des freins, que j’ai mal supportés. Mais aujourd’hui, le rapport de force n’est plus le même.
Vous parlez de censure ?
Il y avait des blocages. J’ai connu des affaires où je n’ai pas eu l’autorisation d’enquêter du parquet parce que ça concernait le financement du Parti socialiste, à une époque où le président de la République était socialiste, où le garde des sceaux était l’ancien trésorier de sa campagne présidentielle. On avait des procureurs aux ordres. Aujourd’hui ça a changé, ce n’est plus le cas.
Vous avez fait évoluer la méthode de travail du juge d’instruction en matière de corruption. Lors de l’affaire Urba en 1991, vous menez une perquisition au siège du Parti Socialiste, alors au pouvoir. C’est une première. Qu’est ce qui vous a motivé à cela ?
Je considère qu’il y a une égalité devant la loi et il faut l’assumer. Ce n’est pas parce qu’on est puissant, un parti politique au pouvoir ou un ministre, que l’on est au-dessus des lois. C’est vraiment ce qui m’a guidé. Je ne suis pas dans un esprit de revanche mais la loi est la même que pour un citoyen lambda. Je trouve insupportable que certains échappent à l’action de la justice. Avant, elle n’allait pas sur ce terrain là. Elle n’allait pas chatouiller le pouvoir politique. Avant les années 90, il n’y avait pas une affaire financière qui avait abouti. Pourtant, il y en a eu des scandales.
L’autre évolution que vous avez permise est la création du Parquet national financier (PNF) en 2013, à la suite de l’affaire Cahuzac que vous avez instruite. Qu’est ce que cette évolution représente pour la lutte anti-corruption ?
C’est une évolution logique. Avant, il y avait le pôle financier. Simplement, on a été plus loin après l’affaire Cahuzac parce que le législateur a créé un procureur national financier, détaché du procureur de Paris. Il lui a donné une compétence nationale. Nous partons de l’idée que pour lutter contre les paradis fiscaux et les circuits compliqués, il faut des juges spécialisés.
" Il faudra un jour que les grandes démocraties se réveillent. On doit s'attaquer à ces circuits, aux trusts, aux sociétés offshore et à tous ceux qui organisent ces montages complexes "
Le ministre de la justice Eric Dupond-Moretti a été mis en examen pour “prise illégale d’intérêt » après avoir ordonné une enquête contre trois magistrats, justement, du PNF. Aurait-il dû démissionner ?
Je ne peux pas répondre, je vous rencontre en tant qu’ancien juge. Ce n’est pas du ressort du juge d’instruction, c’est une question de responsabilité devant le citoyen.
Vous avez forcément un avis de citoyen ?
Bien sûr que j’ai une opinion. Ce n’est pas un problème évident. Ça dépend de ce qui est reproché à la personne. Si vous avez un monsieur Cahuzac qui a reconnu les faits après que la justice ait été saisie, c’est évident qu’il doit démissionner. Par contre, dans d’autres cas, ça se discute. On ne peut pas condamner quelqu’un parce que la presse sort quelque chose. C’est un problème de responsabilité politique. Il fait partie du gouvernement, il y a un Président, un Premier ministre. C’est à eux de décider.
Concernant la lutte contre la corruption, la collaboration à l’échelle internationale peut-elle aussi améliorer les choses ?
Les vrais problèmes sont hors de nos frontières. L’argent de la corruption, du blanchiment, des grandes fraudes n’est pas en France. Ça se passe au Luxembourg, au Liechtenstein, à Malte, à Singapour, aux îles Caïman, où tout est masqué. C’est justement ce que je dénonce dans mon livre “Offshore”** : l’opacité de certains pays fait qu’on est dans la quasi-impossibilité de reconstituer tout un circuit financier. Les vrais enjeux sont là.
Comment peut-on renforcer la lutte contre la corruption ?
Justement, il faut lutter contre les paradis fiscaux…
Mais comment ?
Il faut une vraie volonté politique internationale. La fraude fiscale représente des milliers de milliards. Il faudra un jour que les grandes démocraties se réveillent. On doit s’attaquer à ces circuits, aux trusts, aux sociétés offshore et à tous ceux qui organisent ces montages complexes. Il y a des progrès mais on est loin du compte. Ne rêvons pas. La preuve est que les grands fraudeurs se portent bien. Il faut attaquer leurs outils.
Quel rôle l’Europe peut tenir ?
Elle pourrait déjà faire le ménage à Chypre ou à Malte. Levons le secret bancaire dans toutes les places qui sont encore réticentes. L’Europe part du principe que, si elle fait le ménage, l’argent ira ailleurs. L’argent du Luxembourg ira à Singapour, à Dubaï ou à l’Île Maurice. Il faut poursuivre ceux qui font ces montages, mais il y a une absence de volonté. A Chypre, on n’a pas d’enquêteur, ils ne veulent pas réellement changer les choses. C’est beaucoup d’argent qui rentre, le pays en vit. Ils ne veulent pas se tirer une balle dans le pied.
Vous voulez dire que l’UE n’a pas la volonté de lutter contre les paradis fiscaux ?
C’est l’un des éléments. Vous avez des États, comme le Luxembourg, qui ne pousseront pas dans ce sens. Mais ils reculent face à l’opinion publique mais je vous signale que l’ancien président de la Commission européenne (Jean-Claude Juncker, ndlr) était Premier ministre luxembourgeois à une époque où il y avait des rescrits fiscaux : des avantages étaient accordés à des multinationales si elles y installaient leur siège, alors qu’elles travaillaient en France, en Allemagne etc. C’est ça l’Europe. Le problème n’est pas réglé.
*: Ces affaires concernent les richesses et les biens accumulées en France par les présidents du Gabon, du Congo-Brazzaville et de la Guinée équatoriale, par des détournements de fonds, des rétrocommissions et la corruption.
**: “Offshore – dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux” sorti le 2 novembre aux éditions Les liens qui libèrent, 304 pages, 20 €