Liban : l’essence d’une crise

Depuis plus d’un an, la crise politique et financière que connaît le Liban provoque une inquiétante crise du carburant. L’augmentation vertigineuse des prix et la dévaluation de la monnaie nationale bloquent le pays, dépendant de l'automobile depuis la fin de la guerre civile.

Une centaine de voitures s’est agglutinée au bord de l’autoroute panarabe, à la sortie de Beyrouth, en ce début de soirée du mois de mars. Les coups de klaxon résonnent le long de cette file d’attente menant à la station-service Abou Nasr, rue Pierre Gemayel. « Ils attendent tous pour faire le plein d’essence ! » lance Nabil, ancien employé du port et chauffeur de taxi depuis quatre ans. « La plupart des stations-service restent fermées en ce moment donc il y a la queue à celles qui restent ouvertes ».

 

Ces douze derniers mois, les 20 litres de Sans Plomb 95 ont vu leur tarif multiplié par 13.5, atteignant les 556 000 livres libanaise (LBP) fin mai, selon les chiffres du ministère de l’Énergie et de l’Eau. Sur la même période, le prix du mazout, utilisé pour alimenter les générateurs d’électricité privés a augmenté de 2370 %.

 

“Dès que la crise a commencé, on a vu un sursaut du taux de change du dollar, qui est passé de 1507 LBP à 28 000 LBP à peu près aujourd’hui (avril 2022, ndlr), en passant par 33 000 LBP en janvier dernier.” affirme Georges Brax, porte-parole des propriétaires des stations-service au Liban. “Cette dévaluation de la livre libanaise a aussi eu un impact sur les produits de consommation journaliers, et en premier lieu, les produits pétroliers”.

Une histoire de dollars

La crise monétaire qui touche le pays du Cèdre depuis l’automne 2019 a frappé de plein fouet le marché du carburant. Pour minimiser l’impact et maintenir une stabilité des prix de vente, les compagnies importatrices d’hydrocarbure pouvaient jusque-là acheter des dollars, indispensables pour l’importation de carburant, à la Banque du Liban (BDL) à un taux avantageux de 1507,5 LBP/$, bien loin du taux réel de la livre libanaise. Le 12 août 2021, Riad Salamé, gouverneur de la BDL, annonce l’arrêt de cette subvention, provoquant une hausse immédiate du prix du carburant (173%). Depuis, les compagnies importatrices doivent se baser sur le taux Sayrafa, aux alentours de 24 000 LBP/$ fin mai.

 

Cette subvention est au cœur des critiques. Alors qu’elle était mise en place pour faciliter l’importation et contrer la hausse des prix, elle a encouragé la contrebande vers la Syrie. Soumis à un sévère embargo de la communauté internationale, le pays de Bachar al-Assad connaît une grande pénurie de carburant. De nombreux libanais en ont alors profité pour en faire passer par la frontière et le revendre à prix d’or. La Banque Centrale, en subventionnant indirectement ce trafic, a vu son stock de dollar se vider. “On a brûlé, sans intérêt pour la société libanaise et les libanais eux-mêmes, des milliards de dollars qui sont partis dans la poche des gens de la contrebande.” estime Brax, très dur à l’égard de cette subvention, la qualifiant de “dépense inutile”.

Une contrebande subventionnée ?

L’ampleur de cette crise pousse de nombreuses stations-service à fermer régulièrement leurs portes, refusant de vendre au prix fixé par le ministère, généralement en deçà des cours mondiaux. Les libanais s’agglutinent alors devant les quelques stations encore ouvertes, provoquant d’immenses files d’attente. Ces dernières ont également poussé au trafic du carburant à l’intérieur du Liban selon Ali el Zein, chercheur au laboratoire Aménagement Économie Transports de l’Ecole nationale des Travaux publics et spécialiste de la crise du déplacement au Liban : “Plusieurs conducteurs de transports en commun ont quitté le métier momentanément, pour aller travailler dans le marché noir des carburants. Ils garaient leur voiture dans la queue, faisaient le plein. Ensuite ils quittaient la queue et allaient vendre le carburant”.

 

Ces longues files d’attente et la difficulté de se fournir en essence à certaines périodes ont soulevé de nombreuses inquiétudes sur les risques d’une pénurie d’hydrocarbure. Si Georges Brax affirmait en mars dernier que ces fermetures n’étaient pas liées à une pénurie, il n’écarte pas non plus cette possibilité à l’avenir. “Où est notre réserve stratégique ? Il faudrait une protection pour la population.” peste le syndicaliste. Il regrette que les installations pétrolières libanaises de Tripoli et de Zahrani aient été arrêtées, privant le pays d’une sécurité énergétique. Elles étaient notamment utilisées pour extraire du mazout, carburant essentiel aux générateurs d’électricité privés. Sans eux, les libanais sont plongés dans le noir plusieurs heures par jour, le gouvernement ayant mis en place un rationnement de l’électricité publique, alors que le pays connait de grandes difficultés à en produire suffisamment.

 

Handicapant au quotidien les libanais, cette crise remet surtout en cause le système entier de transport du Liban, centré autour de la voiture depuis la fin de la guerre civile en 1990. Alors que les pratiques de mobilité du pays étaient très proches des pays occidentaux jusqu’aux années 1960, la “Suisse de l’Orient” a vu ses transports en commun disparaître pendant les 15 ans de guerre. Aujourd’hui, seuls les vestiges de la gare de Mar-Mikhael ou des rails de l’ancien tramway, maintenant recouverts en grande partie par des habitations, rappellent l’âge d’or du pays à Beyrouth.

Les anciens rails du tramway de Beyrouth sont aujourd’hui presque entièrement recouverts par des habitations (© Bastien Loeuillot)

“Un choix politique"

A la sortie de la guerre, l’Etat a préféré investir dans le réseau routier, initiant une forte dépendance automobile. “Il y avait un choix politique à faire” selon Ali el Zein. “Ce choix (celui de favoriser les réseaux routiers, ndlr) était plus simple, plus facile et surtout plus rentable pour l’Etat, pour les politiciens et pour les hommes d’affaires. C’est plus rentable pour qui ? Pour les hommes d’affaires qui sont souvent eux-mêmes des hommes politiques”. Alors qu’une étude en 1995 avance le besoin de reconstruire les transports en commun à Beyrouth, le gouvernement n’en tient pas compte et mise sur la voiture. Les travaux sont confiés à la société Solidere, dont le premier ministre libanais de l’époque Rafic Hariri possède des parts. “C’est sûr qu’il y avait un conflit d’intérêts. Mais au Liban, on se fiche des conflits d’intérêts” conclut Ali el Zein.

 

Si la voiture assure 70% des déplacements motorisés dans le pays, cette dernière crise a rendu son utilisation luxueuse. « Aujourd’hui, un plein de carburant correspond à un salaire mensuel moyen au Liban » analyse Muriel Rozelier, correspondante au Liban pour le Figaro. «De nombreux libanais arrêtent de prendre la voiture parce qu’ils n’en ont plus les moyens». Si le salaire minimum mensuel est fixé à 670 000 LBP, le plein d’une voiture ne passe pas sous la barre du million de livres.

 

Alors qu’ils ont de plus en plus de mal à rentabiliser leurs courses, les taxis-services, massivement utilisés jusque-là, errent encore à la recherche de rares clients, refroidis par l’augmentation exponentielle des tarifs. « Depuis le début de la crise, j’ai été obligé de limiter la distance. J’ai dû refuser des clients qui voulaient aller trop loin » regrette Nabil. Les garages sont aussi les premiers touchés par cette crise. « Notre garage a connu une baisse de 40 % du chiffre d’affaires ces derniers temps » estime Paula Dagher, propriétaire d’un garage Peugeot dans la quartier d’Achrafieh à l’est de la ville.

 

Des transports en commun (quasiment) inexistants

Les libanais adaptent alors leur moyen de déplacement. Les tuk-tuks électriques ont remplacé les 4×4 habituels et le covoiturage s’est légèrement démocratisé. Mais globalement, ils ont surtout réduit leurs déplacements lorsqu’ils le pouvaient. “L’hypothèse qu’on avance dans le cas libanais, c’est que les gens vont plutôt réduire leur taux de déplacement plutôt que changer le mode de déplacement” estime Ali el Zein.

 

Depuis le début de la crise, si une petite partie des libanais se sont réorientés vers les réseaux de bus privés, mal organisés, le chercheur est assez sceptique de voir les transports en commun se développer en réaction à la crise. “Dans la recherche scientifique sur la mobilité, on considère cette hypothèse comme plutôt faible. C’est pas nécessairement parce que les gens sont en précarité financière pour se déplacer, qu’ils vont choisir les transports en commun”.

 

Un avis que partage Rami Seeman, directeur général de TMS Consult, spécialiste de la mobilité urbaine. “Le système (de transport en commun, ndlr) n’existe pas et pour le créer, il faut beaucoup de ressources.” regrette l’ingénieur de formation. “Les pays industrialisés et producteurs de voiture appliquent des charges et des taxes sur les prix du carburant pour financer les transports collectifs. Mais ça, ça n’a pas été utilisé (au Liban, ndlr)”. 

 

Une classe politique au coeur des critiques

Mais selon lui, c’est surtout l’organisation politique du pays qui bloque toute amélioration dans ce sens. “S’ils ne veulent pas de transport collectif, c’est qu’ils ne veulent pas du collectif. Ils ne veulent pas de partage entre les gens. Le système confessionnel fonctionne beaucoup plus aisément avec une société fragmentée qu’avec une société qui a une certaine cohésion”.

 

Alors que plusieurs projets de transports en commun ont été lancés ces dernières années, à Beyrouth et dans le reste du pays, aucun n’a réellement abouti. En mars dernier, la France faisait le don de 50 bus, pour accélérer la transition vers le transport collectif. « Naïf », réagit Ali el Zein. “la naïveté c’est qu’on puisse ramener des bus de la France, qu’on puisse faire réparer 40 bus pour les faire marcher mais sans aucun plan, aucun chiffre fiable sur lequel on se base pour décider de notre plan”.

 

Alors que le Hezbollah et ses alliés pro-iranien ont perdu la majorité aux élections législatives en mai dernier, que les candidats issus de la thaoura, le soulèvement populaire de 2019, ont gagné au moins 13 sièges, de nombreux libanais espèrent enfin un grand renouvellement de la classe politique pour prendre les réformes nécessaires au Liban. En attendant, les files d’attente risquent de perdurer le long de l’autoroute panarabe, à la sortie de Beyrouth.