Entre intégration et pornographie : les enjeux derrière le mot.
(Article initialement publié sur urbania.fr)
En 1998, la France remporte la coupe du monde de football pour la première fois de son histoire et tout le pays loue les exploits de cette équipe « Black-Blanc-Beur ». Mettant en avant une diversité française, dont le porte-étendard est un jeune homme d’origine algérienne répondant au nom de Zinédine Zidane. L’expression est à double tranchant. Beur: l’arabe intégré. Les Français d’origine maghrébine se désolidarisent rapidement de ce terme qui les différencient du reste de la population en les réduisant à leurs origines.
Et puis, dans la foulée, le mot « beurette » fait son apparition et crée la controverse. Ce 1er juin 2020, en réaction à l’utilisation de l’expression « beurette issue de banlieue » dans le synopsis d’un épisode de Joséphine Ange Gardien, le hashtag #TF1Raciste a même été lancé. Décryptage.
Beur, une appellation d’origine contrôlée
Apparu au début des années 1980, par un double verlan du mot « Arabe » (qui devient « Rebeu », « Rebeu » qui devient « Beur »), le mot « beur » est popularisé en 1983 lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Inspirée par les actions non violentes de Martin Luther King et de Gandhi, cette marche, dénonçant les actes et les discriminations racistes, est surnommée — à tort — « Marche des Beurs ».
Les mots « Beur » et « Beurette » entrent alors dans le langage courant pour évoquer les descendants de migrants d’Afrique du nord, le mot « Arabe » n’étant pas d’usage, voire carrément tabou. « “Beur” a fait le travail que ne pouvaient pas faire les mots “Rebeu” ou “Arabe”, c’est-à-dire rendre fréquentable un groupe qui était l’objet de stéréotypes, visé par un certain type de racisme et renvoyé à une altérité suspecte et problématique », rappelle la sociologue Nacira Guénif-Souilamas, professeure à l’Université Paris VIII et membre du Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualités (LEGS).
Si le terme était initialement utilisé de façon bienveillante, il conserve un aspect paternaliste de la société dominante sur les minorités arabes. Comme le rappelle la sociologue, auteure de Des « beurettes » aux descendantes d’immigrants nord-africains : « Ce mot ne vient pas des minorités qu’il désigne. Elles peuvent s’appeler “Arabe” ou “Rebeu” mais se sont très rarement auto-proclamées “Beur” ou “Beurette”. C’est l’appellation d’origine contrôlée du groupe dominant. »
Lorsque le féminin mène directement à la sexualité
Si le Beur est l’arabe français bien intégré, la Beurette, quant à elle, désigne également la femme arabe française qui s’intègre à la société, mais c’est l’aspect sexuel qui prédomine, comme le précise la docteure en Science Politique Karima Ramdani dans son article « Bitch et Beurette, quand féminité rime avec liberté ». « La “Beurette” est vue comme l’occasion d’une libération sexuelle, une femme assumant une sexualité hors mariage, échappant ainsi au carcan et aux interdits de sa culture “d’origine” ».
« QUAND ON ME QUALIFIE DE “BEURETTE”, J’AI LA SENSATION D’ÊTRE CONSTAMMENT RAMENÉE À UN ÉTAT DE FEMME-OBJET. »
Le mot « Beurette » ramène à la vision occidentale et coloniale de la femme opprimée par la religion musulmane. La Beurette devient ainsi cette femme qui se « libère » de ses traditions familiales et s’intègre à la culture occidentale. « Quand on me qualifie de “beurette”, j’ai la sensation d’être constamment ramenée à un état de femme-objet, et que mes origines seront toujours perçues comme des tares », témoigne *Inès, étudiante en master à la Sorbonne. « Je crois qu’on ne se rend pas bien compte de la violence de ce mot. »
Bien que la Française d’origine maghrébine s’émancipe au même rang que la femme occidentale, la beurette devient aussi bien l’incarnation de la femme libérée sexuellement que de la femme transgressant ses traditions familiales et religieuses. « Entre les années 1980 et aujourd’hui, le terme “beurette” a été totalement confisqué, passant d’une histoire noble à quelque chose qui se réduit à un fantasme occidental pornographique », explique Bouchera Azzouz, militante féministe et réalisatrice du documentaire On nous appelait Beurette.
A partir des années 2000, ce terme devient une catégorie pornographique, misant sur le fantasme de l’exotisme et de la domination occidentale. En réaction à cela, un mouvement de dénonciation est apparu en 2019 sur les réseaux sociaux, accompagné du hashtag #PasVosBeurettes. Bien qu’il n’ait pas eu l’impact qu’a pu avoir le mouvement #balancetonporc, le mouvement a permis de soulever un véritable enjeu de société présent depuis deux décennies. « De nombreuses femmes nord-africaines interviennent pour casser cette image, la réinvestir, ou la contrer, comme peuvent le faire Lisa Bouteldja ou Nesrine Slaoui sur les réseaux sociaux », remarque Inès. « Il y a une réelle volonté de s’ériger contre ce modèle de la Beurette qu’on essaie de calquer sur la femme maghrébine. »
Une lutte pour l’émancipation
Ce terme, au-delà de l’aspect injurieux et pornographique qu’il a pris depuis son apparition, pose un réel débat quant à la place de celles qui cherchent à se détacher à la fois de la vision coloniale, mais également de leur culture familiale. Issue de cette génération, Bouchera Azzouz parle d’un double combat à mener. « Dans la réalité des faits, on avait conscience que l’on devait à la fois lutter dans la société et dans nos familles. On cherchait à faire sortir, à la fois la société et nos familles, du rapport colonial. Mais le terme “beurette” nous enfermait dans une identité qui nous opposait à nos familles. »
« ON PAYE TRÈS CHER NOTRE ÉMANCIPATION »
Cette émancipation des femmes va être réduite uniquement à la liberté sexuelle : pour la société occidentale, la “beurette” devient un fantasme orientaliste, et pour les familles maghrébines, elle désigne celle qui s’émancipe en dehors des traditions familiales. « On paye très cher notre émancipation », regrette Bouchera Azzouz.
Face à l’image dégradante de la femme que renvoie ce terme, Bouchera Azzouz, fondatrice du Féminisme Populaire, décide d’universaliser la cause des femmes. « Mon travail est de sortir de cette manie que l’on a de réduire les femmes à leur seule origine ethnique et religieuse. Une femme est une femme, peu importe ses origines ethniques, elle inscrit sa vie dans une dynamique d’émancipation. » L’utilisation du mot « beurette » est alors un sujet féministe, dont toute la population, au-delà des origines, devrait s’emparer. « Faire en sorte que les femmes se sentent appartenir à un groupe social, plutôt qu’à un groupe ethnique ou religieux, permet à toutes les femmes d’intégrer les luttes systémiques et d’organiser la lutte pour trouver leur place dans la société », affirme la réalisatrice.
Le mot « beurette » rassemble aujourd’hui à lui seul les plus grands enjeux de notre société: la lutte antiraciste, la lutte féministe et la lutte pour l’égalité.
* : le prénom a été modifié