Georges Brax

Président du syndicat des propriétaires des stations-service

Bastien Loeuillot : Aujourd’hui, le Liban connaît une forte crise du carburant : le prix de l’essence a été multiplié environ par 12 en 1 an. Très rapidement, pourquoi le Liban est dans cette situation ?

 

Georges Brax : Le problème au Liban n’est pas un problème de carburant. Il a débuté en septembre 2019 quand on a commencé à sentir la crise économique, financière et monétaire au Liban. Notre problème au Liban est la disponibilité en dollars américain, qui est nécessaire et indispensable pour l’importation de produits pétroliers.

 

Un élément essentiel de cette crise au Liban est le problème de l’argent bloqué dans les banques. L’argent qui était à la banque a été bloqué et actuellement, on travaille avec l’argent cash, en billet que l’on a entre les mains.

Avant, vous savez que le dollar était stabilisé : le taux de change était fixé au Liban depuis des années par la banque centrale à 1507 livres libanaises (LBP) le dollar. Dès que la crise a commencé, on a vu un sursaut du taux de change, qui est passé de 1507 LBP à aujourd’hui 28 000 LBP à peu près, en passant par 33 000 LBP en janvier dernier. Durant un an et demi après le début de la crise, l’essence, avec les produits pharmaceutiques et le pain, ont été subventionnés par la Banque centrale. Elle a subventionné les produits pétroliers en livrant aux compagnies importatrices de pétrole le dollars à 1515 livres au lieu de l’acheter au taux de change libre. Cette situation a duré jusqu’à mi-2021 à peu près. Durant cette période, la Banque centrale donnait aux compagnies importatrices de pétrole 85% de la facture pétrolière en dollars, et les 15% restants, elles se débrouillaient pour les trouver elles-mêmes.

 

Vous savez, la zone où le Liban se situe est dans une situation géopolitique un peu spéciale, avec la Syrie à nos frontières. Avec les sanctions des Etats-Unis, de l’Europe et de la société internationale, l’importation de pétrole vers la Syrie est un peu contrôlée. Il y a une pénurie d’essence et de mazout en Syrie et les prix sont très élevés, parce que ce sont les prix du marché noir là-bas. Etant donné que la Banque Centrale (libanaise, ndlr) subventionnait l’essence, le gasoil et les produits pétroliers, l’énorme différentiel entre les prix en Syrie et les prix au Liban a encouragé la contrebande du Liban vers la Syrie. Ça a usé les stocks en dollars dans la Banque Centrale. On a brûlé une grande partie des milliards de dollars, qui sont partis dans la poche des gens de la contrebande. Au début de l’été 2021, l’Etat a pris la décision d’arrêter cette subvention.

 

BL : Aujourd’hui, quelles sont les cordes sur lesquelles on peut tirer pour stopper cette augmentation du taux de change et donc stopper, ou en tout cas réduire, l’augmentation du carburant.

 

GB : Impossible d’avoir un impact uniquement sur ce domaine. La solution qui doit être apportée au problème du carburant au Liban indispensablement doit passer par une solution globale politico-financière. Nous, on sait très bien qu’on a un problème avec la communauté internationale, qui est le problème du déficit budgétaire. Le FMI dit : “Il faut que le déficit budgétaire soit le plus faible possible ou bien à zéro, pour qu’on puisse trouver une solution”. Et ça passe par des décisions qui vont faire mal à la société libanaise. Parce que pour avoir un budget sans déficit ou avec un déficit très bas, il faut travailler sur deux choses : augmenter les entrées à la caisse du pays, c’est-à-dire augmenter les taxes, diminuer les soutiens sociaux, diminuer les finances de la maintenance du pays, bloquer des salaires, licencier une grande partie du secteur public, des employés du secteur public. Et ça le pouvoir politique n’arrive pas encore à prendre ses décisions parce qu’il a peur que la révolution s’aggrave. En plus, on est aux portes d’élections…

 

BL : Est-ce qu’il n’y a pas une crainte politique des responsables qui évitent de prendre ces décisions pour être réélus

 

GB : Tout à fait, c’est pour ça qu’on s’attend à ce qu’après les élections, il y ait une autre aide.

 

Donc j’en viens à une autre solution qu’il pourrait y avoir pour le Liban. Actuellement le dollar fait one-way, à sens unique. Il sort de l’intérieur du Liban vers l’extérieur pour importer. Parce que nous sommes un pays importateur et ça, c’est notre problème essentiel. On a toujours vécu avec un déficit de la balance commerciale. Exemple, en 2019 au début de la crise, on avait des importations à hauteur de 22 ou 23 milliards de dollars alors que nos exportations ne touchaient pas les 5 milliards. Donc on avait un déficit à hauteur de 17 ou 18 milliards de dollars. Ce déficit dans la balance commerciale a toujours existé mais il a toujours été compensé par les dépôts étrangers en dollars dans les banques libanaises, que ce soit par des pays du Golfe ou des hommes d’affaires étrangers, que ce soit par les expatriés libanais qui vivent à l’étranger ou la diaspora qui déposait son argent au Liban en monnaie étrangère en dollars, en euros ou en sterling. Ça compensait un peu notre déficit. Mais depuis cette crise, tout ça s’est arrêté. Et même nos importations ont diminué. N’importe quelle solution qui va être apportée au Liban doit passer par du dollar qui rentre au Liban pour qu’on puisse augmenter le stock de dollars dans notre pays, pour qu’on puisse continuer à importer des produits de l’extérieur, et en premier lieu des produits pétroliers. Mais ça doit passer par une opération chirurgicale politique au début : ce que demande d’un point de vue législatif la communauté internationale, c’est qu’on mette fin, enfin permettez-moi d’utiliser ce terme qui est un peu enjolivé, aux “dépenses inutiles” au Liban et à la fuite de l’argent qui part des caisses de l’Etat.

 

 

BL : Vous parlez de dépenses inutiles. Est-ce que pour vous, les subventions sur le carburant par la Banque du Liban, sont des dépenses inutiles ?

 

GB : Évidemment, vous savez très bien que d’après nos études, il y a moins de 20% de ces dépenses, qui sont chiffrées aux alentours de 3 ou 4 milliards de dollars durant les deux dernières années, qui sont revenues à la population libanaise. 80 % ont été gaspillées pour rien.

 

 

BL : Depuis le début de la crise du carburant, plusieurs stations-service ferment régulièrement ce qui provoque de longues files d’attente. Ces fermetures ont été annoncées puisque les stations-service n’avaient pas accès aux dollars que la Banque du Liban était censée fournir. Cette décision de fermer les stations-essence n’empire-t-elle pas la situation au Liban, en mettant en difficulté les automobilistes ou les taxis ?

 

GB : Évidemment, toute fermeture de station-service met en difficulté non seulement les automobilistes et les taxis, mais met aussi en difficulté tout l’Etat, tout le pays, toute la population. Tout le monde utilise de l’essence pour se déplacer, on ne peut pas se déplacer sans essence ! Mais permettez-moi de rectifier un peu une vision : les files d’attente devant les stations-service n’ont rien à voir avec le prix de l’essence. Deux choses imposent à la station de fermer, ce qui provoque des files d’attente. Si vous avez un stock dans les stations-service équivalant ou même supérieur à la quantité nécessaire pour la consommation du pays, vous n’avez aucune file d’attente. C’est-à-dire les quantités sont disponibles dans les stations-service. On a des files d’attente dès que les quantités disponibles sont inférieures aux quantités demandées par les voitures. Une deuxième situation impose aux stations-service de fermer, c’est ce que vous avez dit : c’est quand on achète le dollar à un taux élevé pour acheter de l’essence et on est obligé de vendre de l’essence selon le prix décidé et imposé en livre libanaise, pas en dollars, par le ministère de l’énergie, sous la surveillance du ministère de l’économie. C’est un problème qui n’est pas encore réglé. La banque centrale ne peut plus continuer à trouver du dollar pour le mettre à disposition des compagnies importatrices.

 

Moi, j’ai réclamé depuis longtemps : libérons le prix de l’essence. Laissons les compagnies importatrices se débrouiller à trouver leurs dollars, qu’elles importent de l’essence avec leurs propres moyens et que chaque compagnie décide du prix de vente avec ses stations. Comme ça, on crée une compétition entre les compagnies, ça va aider à baisser les prix. Mais il y a un obstacle ici au Liban, l’acheteur en détail est obligé de vendre en livres libanaises. Donc moi, j’avais proposé que si les stations-service étaient obligées d’acheter l’essence en dollars pour le vendre dans leur station, qu’elles aient la permission d’annoncer les prix en dollars. Ou bien le consommateur le paye en dollars, ou bien la Banque centrale sort tous les jours un taux de change officiel, réel, pas celui actuel, et le consommateur paye en livres libanaises. Mais il paye selon le taux de change quotidien, comme ce qui se passe avec tous les autres produits de consommation au Liban.

 

 

BL : En février dernier, vous espériez que la crise du carburant se termine une fois que les installations pétrolières de Tripoli et de Zahrani recommenceront à fonctionner. Où en sommes-nous de leur réouverture?

 

GB : C’est le cancer du Liban. Je n’arrive pas à comprendre. Moi, j’étais le fer de lance à ce problème. J’ai toujours réclamé que les installations pétrolières de l’État, que ce soit dans le Nord à Tripoli ou dans le sud à Zahrani… Elles ont une capacité de millions de litres. On doit les utiliser, surtout par les temps qui courent avec la guerre en Europe, avec la pénurie des quantités sur le marché mondial, avec ce qui se passe en Libye. Maintenant, on a plusieurs pays en Europe, l’Allemagne, la Bulgarie, la Pologne, et je ne sais pas qui va suivre, qui vont chercher leur essence à d’autres endroits qu’en Russie. Ça va faire pression sur le marché international donc on va avoir de plus en plus de difficulté à trouver les produits. Donc, quelles sont nos réserves stratégiques au Liban pour pouvoir faire face à un imprévu ? On a nos réserves qui sont de quelques jours, 2 jours, 3 jours, 4 jours. c’est-à-dire qu’il faut que les pétroliers arrivent tous les jours au Liban. On a des dépôts vides. Où est notre réserve stratégique ? Il faudrait une protection pour la population. Ça, ça n’existe ni en gazole ni en mazout ni en essence. Et permettez-moi si vous voulez qu’on explique un peu pourquoi le Liban a tellement besoin du diesel, du gazole, plus que d’autres pays. Parce que vous, vous avez besoin de l’essence, du gaz et du diesel pour vous déplacer. Au Liban, l’essentiel du parc automobile, dans sa quasi majorité, utilise l’essence. Mais on utilise plus le diesel que l’essence, pourquoi ? Pour la production de l’électricité. L’électricité du Liban est fermée. La production de l’électricité au Liban est privée, il y a des générateurs privés. Dans chaque rue, il y a deux-trois générateurs qui produisent de l’électricité pour les habitants. Dans chaque immeuble, dans chaque société, dans chaque usine, dans chaque station-service, chaque propriétaire a son propre groupe électrogène. Donc on a besoin d’une grande quantité. Donc les installations pétrolières de l’État doivent servir comme des dépôts pour des réserves stratégiques, ce qui malheureusement n’est pas le cas. Ils sont vides presque.

 

 

BL : En mars, les stations-services fermaient et vous annonciez qu’il n’y avait pas de pénurie au Liban. Est-ce qu’aujourd’hui, il y a un risque de pénurie?

 

GB : Ça peut arriver à n’importe quel moment, je vous dis pour deux raisons : un, on n’a pas de réserve au Liban qui nous protège pour plusieurs jours. Et surtout, il faut toujours pouvoir trouver du dollar. Une grande compagnie, je ne vais pas donner le nom, a averti les clients de ses stations qu’ils devaient s’attendre à une limitation de la distribution. Parce que le problème c’est la non-disponibilité de la quantité nécessaire en dollar cash, en billet vert pour l’importation. C’est-à-dire qu’ils vont limiter leurs importations.

 

 

BL : Aujourd’hui, dans le pays au Liban, plus de 70 % des trajets se font en voiture, il y a une réelle dépendance automobile. Est-ce que l’une des solutions à la crise du carburant n’est pas les transports en commun ? Que ce soit les bus, les taxis, la modernisation des taxis ou encore le train ?

 

GB : Evidemment, mais ça, c’est à long terme. Vous savez, moi j’ai une formation de médecin d’origine. Vous avez des situations d’urgence et vous avez un traitement à moyen terme et à long terme. La situation d’urgence vous impose de stopper l’hémorragie immédiatement. Vous prenez un garrot, vous intervenez chirurgicalement mais il faut stopper l’hémorragie. Maintenant actuellement, il y a des projets et la France aide beaucoup sur les transports en commun. Mais pour l’instant, il n’y a pas de transport en commun. Il y a des bus mais qui sont privés, pas organisés. Donc il faut mettre de l’ordre dans ça, parce que le transport en commun est indispensable pour deux solutions :  un, les embouteillages, du point de vue consommation d’essence et du point de vue environnemental. Deux, d’un point de vue économique : plus il y a des embouteillages, plus vous perdez dans votre économie parce que vous perdez du temps pour rien et vous usez de l’essence pour rien. Troisièmement, pour le pouvoir d’achat du libanais. Quand il a des transports en commun, il n’est pas obligé d’utiliser sa voiture donc il va économiser beaucoup d’argent dans son portefeuille qui va dans l’essence.

 

 

BL : Vous parlez des questions environnementales, parce que c’est un gros sujet aussi, notamment à Beyrouth où il y a une forte pollution. Est-ce que les mobilités douces aujourd’hui peuvent aussi être une solution ? Je pense notamment aux vélos qui peuvent être développés.

 

GB : Évidemment théoriquement oui. Quand je vivais à Strasbourg, j’avais à l’époque un vélo 10 vitesses, on faisait des dizaines de kilomètres deux fois par semaine. Et on sait très bien qu’une grande partie des jeunes utilisent le vélo pour les déplacements. Mais il faut quand même qu’on pense avec la vision d’un libanais, pas d’un Européen. Parce que ça, c’est valable chez vous. Maintenant le vélo au Liban, on en trouve rarement. Depuis 2012, j’ai essayé de travailler avec la région Île-de-France pour financer une piste cyclable avec la municipalité de Beyrouth dans la région de Badaro. Mais ça n’a pas marché après. Mais les pistes cyclables qu’on utilise pour les vélos, évidemment que c’est bien pour l’environnement, mais c’est bien pour régler la question des embouteillages et c’est bien pour la santé aussi.